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JACQUES VILET
Le bord du jour

11 septembre - 27 octobre 2019

Le bord du jour

«Comme l'œil de Dieu dans certaines estampes, cet œil humain devenait un symbole. L'important était de recueillir le peu qu'il filtrerait du monde avant qu'il ne fit nuit, d'en contrôler le témoignage et, s'il le pouvait, d'en rectifier les erreurs. En un sens, l'œil contrebalançait l'abîme.»
Marguerite Yourcenar L'Œuvre au Noir

Le soleil que l'on voit ici dès la première image n'apparaît pas de manière franche. Tout juste en aperçoit-on quelques rayons et quelques diffractions à la surface de l'eau. Il est encore promesse. À vrai dire, on l'imagine plus qu'on ne le voit, ce qui est une façon pour le photographe de nous annoncer une suite d'entre-deux. Entre deux saisons, entre terre et mer, entre passé et présent, entre nature et culture. Et surtout entre vue et regard, à la lisière de l'un, sur la crête de l'autre.

Jacques Vilet a toujours aimé laisser croire qu'il nous montrait le monde bien en face.
Ses photographies réalisées à la chambre grand-format, très nettes, pourraient passer pour celles d'un documentariste. Cependant, pour peu que l'on prête attention aux dispositifs qu'il met en place pour chacun de ses travaux, on se rend compte que ce n'est là qu'un artifice pour nous amener à repenser l'image. Lorsqu'il nous pointe des arbres, le ciel ou parfois même des gens, sans doute ne serait-il pas idiot que nous regardions aussi son doigt. Non pas donc seulement ce qu'il désigne, mais ce qui désigne.

Parmi les séries qu'il a réalisées, Lucarnes-Mosaïques, mais aussi Fenêtres luxuriantes, sont les parfaites métaphores de cette vision réflexive. À la manière des «vedute», ces fenêtres des peintres italiens et flamands de la Renaissance ouvrant l'espace religieux à une perspective profane, les embrasures affleurant au bord de ses images indiquaient non seulement ce qu'il y avait à voir, mais aussi comment le voir. Elles signalaient une autre vision des choses, autrement dit une autre façon de penser. Elles représentaient ce point de bascule de la perception vers le regard, de la sensation vers le sens, de l'intériorité vers la lumière. Elles préfiguraient en fait tout à la fois le cadre et le cadrage du Bord du Jour.

Le cadre du présent opus de Jacques Vilet est principalement celui de la Poméranie. Une région si spectaculaire qu'elle se donne comme une suite de panoramas que l'on dirait prêts à peindre. Les falaises de craie de l'île de Rügen, la mer Baltique, les ruines de l’abbaye d’Eldena sont autant de canevas pour des toiles tourmentées. Ce cadrage du Bord du Jour est quant à lui le simple fait de nous laisser savoir que ces lieux sont précisément ceux qui ont été sublimés dans les peintures lyriques de Caspar Friedrich au début du XIXe siècle. Friedrich, le romantique qui cherchait à débusquer la spiritualité dans cette nature chargée d'une symbolique mystique.

 
 

Dès lors, par contraste avec sa figuration théâtrale empreinte de religiosité tragique, les falaises blanches, les saules étêtés et les cieux apaisés que nous trouvons dans cet ouvrage semblent surtout nous parler de la simplicité agnostique du procédé photographique. La gamme des gris, la précision, la luminosité, bref les caractéristiques techniques et esthétiques des images dans lesquelles ces éléments de paysage apparaissent, soulignent ici, à l'instar des embrasures des précédents travaux, le changement de paradigme, l'écart avec tout credo pictural. Elles nous laissent incidemment deviner un observateur sans a priori, en recherche si ce n'est d'une transcendance, à tout le moins d'une ligne de conduite. Elles rappellent aussi – ce qui importait peu à Friedrich – que tout «ça a été», mais aussi que le photographe y fut, nécessairement.

Sa présence sur le motif ne rend certes pas ses paysages plus vrais que ceux du peintre, mais elle donne la certitude que le morceau de banquise sur la photo est d'abord de la glace qu'il a vue et le rocher, de la pierre devant laquelle il a planté son appareil. Cet ancrage au réel fait partie de l'équation de l'image à venir, équation qu'il résout par son positionnement sur le terrain, le point de vue physique déterminant à terme le point de vue intellectuel.

Autant Friedrich était-il tourné vers son monde intérieur, autant les photographes comme Jacques Vilet sont-ils persuadés que leur confrontation au réel peut les préserver du cliché. Plutôt que de construire leurs images par ajouts sur la toile blanche à la façon du peintre, ils opèrent par découpes et par retraits dans la profusion en soi insignifiante du monde et surtout par l'évitement de la tout aussi prolifique imagerie d'Épinal.

C'était au départ tout le défi de ce travail que de se confronter aux stéréotypes des cartes postales sans y succomber, fût-ce involontairement. Les barrières courant le long des falaises dans quelques-unes des photos du livre pourraient en conséquence être perçues comme autant de garde-fous préservant de la chute dans les poncifs de la représentation paysagère. Pourquoi pas? Il n'en reste pas moins que ces balustrades ont été posées dans ces décors sublimes parce que la méditation solitaire y est une activité prisée par la foule comme en atteste le bateau chargé de visiteurs dans la dernière photographie.

Le soleil que l'on voit dans l'image qui la précède a presque disparu. Il nous a accompagné tout au long de ce livre très discrètement comme il le fait l'hiver ou comme il le fait au bord du jour, juste avant d'apparaître. Il a distillé des lumières d'intensité variable, mais jamais spectaculaires.
Des lumières laissant de la place à la nuance et nous poussant à mille réflexions, voire à l'introspection. Ce qui nous a convaincu que pour apprécier à leur juste valeur les photographies si pénétrantes de Jacques Vilet, il nous faut de temps en temps fermer les yeux.

Jean-Marc Bodson

Texte du livre «Le bord du jour» qui paraît chez Arp2 Editions avec le soutien de Contretype.
Courtoisie de la Galerie Albert Dumont

“Je me trouvais, sans l’avoir prévu, sur les terres natales de Caspar David Friedrich. Je retrouvais les objets et les décors que jusqu’à présent j’avais attribués à l’imaginaire de l’artiste: la torsion des branches, la forme des rochers enchevêtrés...
J’ai compris que je me dotais d’une puissance imaginante sur ce lieu: je me mettais à regarder comme les peintres romantiques allemands, sans bien savoir qui ils étaient.
Me voilà entré, comme photographe, dans l’univers de ces peintres romantiques. La logique interne de la photographie présente le paysage sous une autre forme que la peinture, mais le peintre n’a pas tout imaginé comme on pourrait le penser. Cela atteste que l’imagination est aussi dans le regard et surtout dans le regard. Nous regardons parce que nous imaginons. Nous imaginons puis nous faisons des images.”


Jacques Vilet

Website: www.jacquesvilet.be

© Jacques Vilet, Rügen, Stubnitz, Wissover Klinken, 04/1996 , 35 x 44 cm // © Jacques Vilet, Greifswald, Eldena Kloster Ruine, 04/1996, 27 x 34 cm // © Jacques Vilet, Dresden, Sächsische Schweiz, 01/1998, 35 x 35 cm

 
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JACQUES VILET
Le bord du jour

ARP2 Editions, Bruxelles, 2019. Avec le soutien de Contretype.
Format 23 x 27 cm, 96 pages,
54 photographies en bichromie.
Texte de Jean-Marc Bodson.
Couverture cartonnée sous toile et jaquette imprimée.
ISBN 978-2-930115-57-3

35€